Le Grand Espoir- 3e édition

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11 - La protestation des princes

L’un des plus nobles témoignages jamais rendus en faveur de la Réforme fut la «protestation” exprimée par les princes chrétiens d’Allemagne à la diète de Spire en 1529. Le courage, la foi et la fermeté de ces hommes de Dieu gagnèrent la liberté de pensée et de conscience pour les siècles à venir. Leur «protestation» valut à l’Église réformée le nom de «protestant”; ses principes sont «l’essence même du protestantisme 1 ». GE3 147.1

Un jour sombre et menaçant était arrivé pour la Réforme. Malgré l’édit de Worms, qui avait mis Luther hors-la-loi et interdit l’enseignement de ses doctrines ou la croyance à celles-ci, la tolérance religieuse avait prévalu jusqu’ici dans l’empire. La providence divine avait tenu en échec les forces opposées à la vérité. Charles Quint était décidé à écraser le mouvement réformiste. Mais souvent, lorsqu’il avait levé la main pour frapper, il avait été forcé de détourner son coup. À de nombreuses reprises, la destruction immédiate de tous ceux qui osaient s’opposer à Rome avait paru inévitable. Mais, au moment critique, les armées turques apparaissaient sur la frontière orientale, ou bien c’était le roi de France, ou même le pape en personne, jaloux de la grandeur croissante de l’empereur, qui faisait la guerre à celui-ci; et ainsi, au milieu des conflits et du tumulte des nations, la Réforme avait pu se consolider et s’étendre tranquillement. GE3 147.2

Finalement, cependant, les souverains soumis à la papauté avaient étouffé leurs querelles pour pouvoir faire cause commune contre les réformistes. La diète de Spire, en 1526, avait accordé à chaque État une pleine liberté en matière religieuse jusqu’à la réunion d’un concile général. Mais à peine les dangers qui avaient permis cette concession étaient-ils passés que l’empereur convoqua une deuxième diète à Spire, en 1529, dans le but d’écraser l’hérésie. Les princes devaient être amenés, si possible par des moyens pacifiques, à prendre position contre la Réforme. Si ces moyens échouaient, Charles Quint était prêt à avoir recours à l’épée. GE3 147.3

Les papistes exultaient. Ils vinrent en grand nombre à Spire et manifestèrent ouvertement leur hostilité contre les réformateurs et contre tous ceux qui étaient en leur faveur. Melanchthon déclara: « Nous sommes l’exécration et les balayures du monde ; mais le Christ abaissera les regards sur son malheureux peuple et le protégera 2. » On avait même interdit de prêcher l’Évangile au domicile des princes évangéliques présents à la diète. Mais les habitants de Spire avaient soif de la Parole de Dieu, et, malgré l’interdiction, des milliers de personnes assistèrent aux services religieux tenus dans la chapelle de l’électeur de Saxe. GE3 147.4

Cela précipita la crise. Un message impérial annonça à la diète que l’édit accordant la liberté de conscience ayant donné lieu à de graves désordres, l’empereur demandait que celui-ci soit annulé. Cet acte arbitraire provoqua l’indignation et l’alarme des chrétiens évangéliques. L’un d’entre eux déclara : « Le Christ est de nouveau tombé entre les mains de Caïphe et de Pilate! » Les partisans de l’Église romaine redoublèrent de violence. Un papiste bigot déclara: « Les Turcs valent mieux que les Luthériens ; car les Turcs observent des jours de jeûne, alors que les Luthériens les transgressent. S’il fallait choisir entre les Saintes Écritures de Dieu et les anciennes erreurs de l’Église, ce sont les premières qu’il faudrait rejeter. » Melanchthon déclara: « Chaque jour, en pleine assemblée, Faber lance quelque nouvelle pierre sur nous, les évangéliques 3. » GE3 148.1

La tolérance religieuse avait été légalement reconnue, et les États évangéliques étaient décidés à défendre leurs droits. On n’avait pas permis à Luther, encore sous le coup du ban imposé par l’édit de Worms, d’être présent à Spire. Mais il y fut remplacé par ses collaborateurs et par les princes que Dieu avait suscités pour défendre sa cause dans cette situation critique. Le noble Frédéric de Saxe, l’ancien protecteur de Luther, était mort. Mais le duc Jean, son frère et successeur, avait accueilli la Réforme avec joie, et, tout en étant ami de la paix, avait déployé beaucoup d’énergie et de courage dans tout ce qui concernait les intérêts de la foi. GE3 148.2

Les prêtres exigèrent que les États qui avaient accepté la Réforme se soumettent implicitement à la juridiction de Rome. Les réformateurs, de leur côté, réclamaient la liberté qui avait été précédemment octroyée. Ils ne pouvaient pas consentir à ce que Rome amène de nouveau sous sa domination les États qui avaient reçu la Parole de Dieu avec une si grande joie. GE3 148.3

Un compromis fut finalement proposé : là où la Réforme ne s’était pas établie, l’Édit de Worms devrait être strictement appliqué. Et « là où les gens du peuple avaient dévié de cet édit, et là où ils ne pouvaient pas s’y conformer sans risque de révolte, ils devraient au moins n’effectuer aucune nouvelle réforme, ne toucher aucun point controversé, ne pas s’opposer à la célébration de la messe, et ne permettre à aucun catholique romain d’adopter le luthéranisme 4 ». Cette mesure fut acceptée par la diète, à la grande satisfaction des prêtres et prélats soumis à la papauté. GE3 148.4

Si cet édit entrait en vigueur, « la Réformation ne pourrait ni s’étendre ... là où elle était encore inconnue, ni s’établir sur de solides fondations [...] là où elle existait déjà 5. » La liberté d’expression serait interdite. Aucune conversion ne serait autorisée. On exigea des amis de ce mouvement qu’ils se soumettent immédiatement à ces restrictions et à ces interdictions. Les espoirs du monde semblaient sur le point de s’éteindre. « La restauration de la hiérarchie romaine [...] ramènerait infailliblement les anciens abus”. Et on trouverait facilement l’occasion de « terminer la destruction d’une œuvre déjà si violemment ébranlée » par le fanatisme et la dissension 6. GE3 148.5

Lorsque les membres du parti évangélique se rencontrèrent pour se consulter, ils se regardèrent les uns les autres avec consternation. Ils se demandaient l’un à l’autre : « Que faire ? » Des problèmes de la plus haute importance pour le monde étaient en jeu. « Les chefs de la Réforme devront-ils se soumettre et accepter cet édit? Combien il aurait été facile pour les réformateurs, à cette heure de crise, qui était véritablement terrible, que leurs arguments les amènent à une fausse ligne de conduite! Combien de prétextes plausibles et de bonnes raisons ils auraient pu invoquer pour se soumettre ! On avait garanti aux princes luthériens le libre exercice de leur religion. Le même privilège s’étendait à ceux de leurs sujets qui avaient adopté la foi réformée avant l’adoption de cette mesure. Ceci ne devrait-il pas leur suffire ? Combien de périls la soumission leur épargnerait-elle ! Dans quels dangers et conflits inconnus l’opposition les précipiterait-elle! Qui sait quelles occasions l’avenir pourrait offrir? Choisissons la paix; saisissons le rameau d’olivier tendu par Rome, et pansons les blessures de l’Allemagne. C’est avec de tels arguments que les réformateurs auraient pu justifier leur adoption d’une ligne de conduite qui aurait, à coup sûr, amené en peu de temps la défaite de leur cause. GE3 148.6

« Fort heureusement, ils examinèrent le principe sur lequel reposait cet arrangement, et ils agirent par la foi. Quel était ce principe? C’était, pour Rome, le droit de contraindre les consciences et d’interdire le libre arbitre. Mais ne devaient-ils pas, eux-mêmes et leurs sujets protestants, jouir de la liberté religieuse? Oui, mais comme une faveur spéciale stipulée dans cet arrangement, et non comme un droit. Quant à tous ceux qui se trouvaient en dehors de cet arrangement, c’est le grand principe de l’autorité qui devait régner: pas question de liberté de conscience; Rome était le juge infaillible, et il fallait lui obéir. Accepter l’arrangement proposé aurait été virtuellement admettre que la liberté religieuse devait se limiter à la Saxe réformée ; et, quant à tout le reste de la chrétienté, le libre arbitre et la profession de la foi réformée étaient des délits passibles du cachot et du bûcher. Pouvaient-ils consentir à ce que la liberté religieuse soit limitée dans l’espace et laisser proclamer que la Réforme avait fait son dernier converti ? Qu’elle avait conquis son dernier arpent de terrain ? Et que, partout où Rome dominait à cette heure, cette domination devait se perpétuer indéfiniment? Les réformateurs auraient-ils pu plaider qu’ils étaient innocents du sang de ces centaines et de ces milliers de croyants qui, selon les termes de cet arrangement, devraient perdre la vie dans les pays soumis à la papauté ? Ceci aurait été une trahison, à cette heure suprême, de la cause de l’Évangile et des libertés de la chrétienté 7. » Ils préféraient « tout sacrifier, même leur État, leur couronne et leur vies 8 ». GE3 149.1

« Rejetons ce décret, dirent les princes. En matière de conscience, la majorité n’a aucun pouvoir. » Leurs représentants à la diète déclarèrent : « C’est au décret de 1526 que nous sommes redevables de la paix dont jouit l’Empire; son abolition remplirait l’Allemagne de troubles et de divisions. Jusqu’à l’ouverture du Concile national, la diète n’a d’autre compétence que de préserver la liberté religieuse 9. » Protéger la liberté de conscience est le devoir de l’État, et c’est la limite de son autorité en matière de religion. Chaque gouvernement séculier qui essaie de faire réglementer ou imposer des observations religieuses par les autorités civiles sacrifie le principe même pour lequel les chrétiens évangéliques ont si noblement combattu. GE3 149.2

Les papistes décidèrent d’étouffer ce qu’ils appelaient une « audacieuse obstination ». Ils commencèrent par tenter de causer des divisions parmi les partisans de la Réforme et d’intimider tous ceux qui ne s’étaient pas déclarés ouvertement en sa faveur. Les représentants des villes libres furent enfin convoqués devant la diète et sommés de déclarer s’ils acceptaient les termes de la proposition. Ils demandèrent un délai, mais en vain. Lorsqu’ils durent choisir, presque la moitié d’entre eux se rangea du côté des réformateurs. Ceux qui refusèrent ainsi de sacrifier la liberté de conscience et le droit au jugement individuel savaient très bien que leur prise de position les exposait à de futures critiques, condamnations et persécutions. L’un de ces délégués déclara: « Nous devons ou bien renier la Parole de Dieu, ou bien être brûlés 10 GE3 149.3

Le roi Ferdinand, le représentant de l’empereur devant la diète, se rendit compte que ce décret provoquerait de graves divisions, à moins que les princes puissent être persuadés de l’accepter et de le soutenir. Il essaya donc l’art de la persuasion, sachant bien qu’employer la force avec de tels hommes ne servirait qu’à les rendre encore plus déterminés. Il « supplia les princes d’accepter ce décret, les assurant que l’empereur en serait extrêmement satisfait ». Mais ces hommes fidèles reconnaissaient une autorité supérieure à celle des dirigeants terrestres, et ils répondirent calmement: « Nous obéirons à l’empereur dans tout ce qui peut contribuer au maintien de la paix et à l’honneur de Dieu 11. » GE3 150.1

En présence de la diète, le roi annonça enfin à l’électeur de Saxe et aux amis de celui-ci que l’édit « allait être rédigé sous forme de décret impérial”, et que « leur seule ligne de conduite restante était de se soumettre à la majorité». Ayant ainsi parlé, il quitta l’assemblée, ne laissant aux réformateurs aucune occasion de délibérer ni de répondre. « Ce fut en vain qu’ils envoyèrent des représentants pour demander au roi de revenir. » À leurs remontrances il se contenta de répondre: « C’est une affaire réglée ; tout ce qui vous reste est de vous soumettre 12. » GE3 150.2

Le parti impérial était convaincu que les princes chrétiens placeraient les Saintes Écritures au-dessus des doctrines et exigences humaines. Et ils savaient que, partout où ce principe serait accepté, la papauté serait finalement renversée. Comme des milliers de personnes depuis leur époque, ne regardant qu’« à ce qui se voit 13 », ils s’imaginèrent que la cause de l’empereur et du pape était forte, et que celle des réformateurs était faible. Si les réformateurs avaient dépendu de l’aide humaine seule, ils auraient été aussi impuissants que les papistes le supposaient. Mais, quoique faibles en nombre et en désaccord avec Rome, ils avaient leur force: ils firent appel « du rapport de la diète à la Parole de Dieu, et de l’empereur Charles Quint à Jésus-Christ, Roi des rois et Seigneur des seigneurs 14» GE3 150.3

Puisque le roi Ferdinand avait refusé de prendre en considération leurs convictions de conscience, les princes décidèrent de ne pas tenir compte de son absence, mais de présenter sans tarder leur «protestation” devant le Concile national. Une déclaration solennelle fut donc rédigée et présentée à la Diète: GE3 150.4

«Nous protestons, par ce présent document, devant Dieu, notre seul Créateur, Soutien, Rédempteur et Sauveur, et qui sera un jour notre Juge, ainsi que devant tous les hommes et toutes les créatures, en affirmant que nous, parlant en notre propre nom et au nom de notre peuple, ne consentons ni n’adhérons en aucune manière au décret proposé et en toutes choses qui soient contraires à Dieu, à sa sainte Parole, à notre bonne conscience et au salut de notre âme. GE3 150.5

«Quoi! Nous ratifierions cet édit! Nous affirmerions que, lorsque le Dieu Tout-puissant appelle un homme à le connaître, cet homme ne peut cependant pas recevoir cette connaissance de Dieu! [...] Il n’existe de sûre doctrine que celle qui est conforme à la Parole de Dieu. [...] Le Seigneur ne permet pas d’enseigner d’autre doctrine. [...] Les Saintes Écritures doivent être expliquées par d’autres textes plus clairs. [...] Ce saint Livre est, en tout ce qui est nécessaire pour le chrétien, facile à comprendre et propre à dissiper les ténèbres. Nous sommes résolus, par la grâce de Dieu, à maintenir la prédication pure et exclusive de sa seule Parole, telle qu’elle est contenue dans les livres bibliques de l’Ancien et du Nouveau Testament, sans y ajouter quoi que ce soit qui puisse lui être contraire. Cette Parole est la seule vérité ; elle est la norme certaine de toute doctrine et de toute vie, et ne peut jamais ni se tromper, ni nous tromper. Celui qui construit sur cette fondation tiendra ferme contre toutes les puissances de l’enfer, tandis que toutes les vanités humaines qui se sont dressées contre celle-ci s’écrouleront devant la face de Dieu. GE3 151.1

«Voilà pourquoi nous rejetons le joug qu’on nous impose. [...] En même temps, nous nous attendons à ce que sa majesté impériale se comporte à notre égard comme un prince chrétien qui aime Dieu par-dessus tout; et nous nous déclarons prêts à lui accorder, ainsi qu’à vous, gracieux seigneurs, toute l’affection et toute l’obéissance qui sont notre juste et légitime devoir 15» GE3 151.2

Ce discours produisit une profonde impression sur les membres de la diète. La majorité d’entre eux furent remplis d’étonnement et d’alarme en constatant l’audace des protestataires. L’avenir leur paraissait orageux et incertain. Dissension, discorde et effusion de sang semblaient inévitables. Mais les réformateurs, certains de la justice de leur cause et se reposant sur le bras de la Toute-Puissance, étaient « pleins de courage et de fermeté ». GE3 151.3

« Les principes contenus dans cette célèbre “protestation” [...] constituent l’essence même du protestantisme. Cette “protestation” s’élève contre deux abus humains en matière de foi : le premier est l’intervention du magistrat civil, et le second l’autorité arbitraire de l’Église. À la place de ces deux abus, le protestantisme met le pouvoir de la conscience au-dessus du magistrat, et l’autorité de la Parole de Dieu au-dessus de l’Église visible. Tout d’abord, il rejette l’intervention du pouvoir civil dans les affaires divines et déclare, avec les prophètes et les apôtres : “Il faut obéir à Dieu plutôt qu’a des humains 16”. Face à la couronne de Charles Quint, il exalte la couronne de Jésus-Christ. Mais il va plus loin : il pose le principe que tout enseignement humain doit être subordonné aux oracles de Dieu 17. » Les protestataires avaient, en outre, affirmé leur droit d’exprimer librement leurs convictions de la vérité. Ils ne voulaient pas seulement croire et obéir, mais aussi enseigner ce qui est présenté dans la Parole de Dieu, et ils rejetaient le droit du prêtre ou du magistrat de s’y opposer. La « protestation » de Spire fut un témoignage solennel contre l’intolérance religieuse et une affirmation du droit de tous les hommes d’adorer Dieu selon les exigences de leur propre conscience. GE3 151.4

Cette déclaration avait été faite. Elle resta gravée dans la mémoire de milliers de personnes et enregistrée dans les registres célestes, d’où aucun effort humain ne pouvait l’effacer. Toute l’Allemagne évangélique adopta cette « protestation » comme l’expression de sa foi. Partout, les hommes purent contempler dans cette déclaration la promesse d’une ère nouvelle et meilleure. L’un des princes déclara aux protestants de Spire : « Puisse le Tout-Puissant, qui vous a fait la grâce de confesser votre foi énergiquement, librement et sans crainte, vous garder dans cette fermeté chrétienne jusqu’au jour de l’éternité 18 GE3 151.5

Si la Réforme, après avoir atteint un certain succès, avait consenti à temporiser pour obtenir la faveur du monde, elle aurait été infidèle à Dieu et à elle-même, et aurait assuré ainsi sa propre destruction. L’expérience de ces nobles réformateurs contient une leçon pour tous les siècles ultérieurs. La manière d’agir de Satan contre Dieu et contre sa Parole n’a pas changé : il est encore tout aussi opposé qu’au XVIe siècle à ce que les Écritures soient prises comme guide de la vie. De nos jours, on constate une nette déviation par rapport à leurs doctrines et à leurs préceptes ; il est donc nécessaire de revenir au grand principe protestant : la Bible, et la Bible seule, comme règle de la foi et du devoir. Satan travaille encore en se servant de tous les moyens qu’il peut contrôler pour détruire la liberté religieuse. La puissance antichrétienne que les protestataires de Spire rejetèrent cherche aujourd’hui, avec une vigueur renouvelée, à restaurer sa suprématie perdue. Le même attachement indéfectible à la Parole de Dieu, tel que celui qui se manifesta lors de cette crise de la Réforme, est aujourd’hui le seul espoir d’une réformation. GE3 152.1

Des signes de danger pour la sécurité des protestants apparurent. Mais il y eut aussi des signes indiquant que la main divine était étendue pour protéger les fidèles. C’est à peu près à cette époque que « Melanchthon conduisit précipitamment son ami Simon Grynaeus au travers des rues de Spire jusqu’au Rhin, le pressant de traverser le fleuve. Ce dernier s’étonna d’une telle précipitation. “Un vieillard d’allure grave et solennelle, mais qui m’est inconnu, répondit Melanchthon, m’est apparu et m’a dit: dans une minute, des officiers de justice seront envoyés par le roi Ferdinand pour arrêter Grynaeus.” » GE3 152.2

Ce même jour, Grynaeus avait été scandalisé par un sermon de Faber, l’un des principaux docteurs de l’Église romaine. À la fin du sermon, il lui avait fait des reproches pour avoir défendu « certaines erreurs détestables. [...] Faber dissimula sa colère ; mais, immédiatement après, il alla trouver le roi et obtint de lui un ordre contre l’importun professeur de Heidelberg. Melanchthon ne douta pas que Dieu avait sauvé la vie de son ami en lui envoyant un ange pour l’avertir. GE3 152.3

« Immobile sur les bords du Rhin, il attendit que les eaux de ce fleuve aient mis à l’abri Grynaeus de ses persécuteurs. “Enfin, s’écria Melanchthon en l’apercevant sur la rive opposée, le voilà arraché aux mâchoires cruelles de ceux qui sont assoiffés de sang innocent.” En rentrant chez lui, Melanchthon apprit que des officiers à la recherche de Grynaeus avait fouillé sa maison de fond en comble 19. ” GE3 152.4

La Réforme allait acquérir davantage d’importance aux yeux des grands de ce monde. Le roi Ferdinand avait refusé une audience aux princes évangéliques. Mais ceux-ci obtinrent l’occasion de présenter leur cause devant l’empereur et les dignitaires de l’Église et de l’État assemblés. Pour apaiser les dissensions qui perturbaient l’empire, Charles Quint, l’année qui suivit la « protestation » de Spire, convoqua une diète à Augsbourg, annonçant son intention de la présider lui-même. Les chefs protestants y furent aussi convoqués. GE3 152.5

De graves dangers menaçaient le mouvement réformé. Mais ses partisans confièrent de nouveau leur cause à Dieu et s’engagèrent à tenir ferme pour l’Évangile. Les conseillers de l’électeur de Saxe le pressèrent de ne pas paraître à cette diète. L’empereur, lui dirent-ils, réclamait la présence des princes pour les attirer dans un piège. « N’est-ce pas courir un trop grand risque que d’aller s’enfermer entre les murs d’une ville avec un ennemi puissant?” Mais d’autres déclarèrent avec noblesse: «Que les princes se comportent seulement avec courage, et la cause de Dieu est sauvée. » Luther déclara: « Dieu est fidèle ; il ne nous abandonnera pas 20. » L’électeur de Saxe se mit en route pour Augsbourg avec sa suite. Tous connaissaient les dangers qui le menaçaient, et beaucoup s’y rendirent avec une mine sombre et un cœur troublé. Mais Luther, qui les accompagna jusqu’à Cobourg, ranima leur foi chancelante en chantant le cantique, composé pendant ce voyage, C’est un rempart que notre Dieu. Les sombres appréhensions s’envolèrent et les cœurs lourds se sentirent plus légers en entendant ces accents vivifiants. GE3 153.1

Les princes réformés avaient décidé de présenter devant la diète une déclaration de leurs convictions rédigée sous une forme systématique, preuves bibliques à l’appui. Le travail de rédaction fut confié à Luther, Melanchthon et leurs associés. Les protestants acceptèrent cette confession comme une expression de leur foi, et se réunirent pour signer de leur nom cet important document. Ce fut un moment solennel et critique. Les réformés étaient désireux qu’on ne mêle pas leur cause à des questions politiques. Ils étaient convaincus que la Réforme ne devait exercer aucune autre influence que celle qui procède de la Parole de Dieu. Lorsque les princes chrétiens s’avancèrent pour apposer leur signature à cette confession, Melanchthon s’interposa en disant : « C’est aux théologiens et aux prédicateurs de proposer ces choses. Réservons à d’autres affaires l’autorité des grands de ce monde.» «A Dieu ne plaise, répliqua l’électeur Jean de Saxe, que vous m’excluiez! Je suis décidé à faire ce qui est bien, sans me faire de souci pour ma couronne. Je désire confesser le Seigneur. Ma couronne d’électeur et mon hermine ne me sont pas aussi précieuses que la croix de Jésus-Christ. » Ayant ainsi parlé, il apposa sa signature. Un autre prince, en prenant la plume, déclara: «Si l’honneur de mon Seigneur Jésus-Christ l’exige, je suis prêt [...] à renoncer à mes biens et à ma vie. [...] Je préférerais renoncer à mes sujets et à mes États, continua-t-il, et quitter le pays de mes pères le bâton à la main, que de recevoir toute autre doctrine que celle qui est contenue dans cette Confession! 21 » Telles étaient la foi et l’audace de ces hommes de Dieu. GE3 153.2

Le moment de comparaître devant l’empereur arriva. Charles Quint, siégeant sur son trône, entouré des électeurs et des princes, donna audience aux réformateurs protestants. Ceux-ci donnèrent lecture de leur confession de foi. Dans cette auguste assemblée, les vérités de l’Évangile furent clairement présentées, et les erreurs de l’Église papale clairement dénoncées. C’est à juste titre qu’on a dit de ce jour que c’était «le plus grand jour de la Réforme, et l’un des plus glorieux dans l’histoire du christianisme et de l’humanité 22 ». GE3 153.3

Quelques années seulement s’étaient écoulées depuis que le moine de Wittenberg s’était présenté seul à Worms devant la diète. Maintenant, à sa place se tenaient les princes les plus nobles et les plus puissants de l’empire. On avait interdit à Luther de paraître à Augsbourg, mais il avait été présent par ses paroles et par ses prières. «Je déborde de joie, écrivit-il, d’avoir vécu jusqu’à cette heure, dans laquelle le Christ a été publiquement exalté par d’aussi illustres confesseurs et devant une aussi glorieuse assemblée 23. » Ainsi s’accomplit ce que l’Écriture avait annoncé : « Je parlerai de tes préceptes devant les rois 24. » GE3 153.4

À l’époque de Paul, l’Évangile pour lequel il avait été emprisonné fut aussi amené devant les princes et les nobles de la ville impériale. De même, à cette occasion, ce que l’empereur avait interdit de prêcher du haut de la chaire fut proclamé dans un palais. Ce que beaucoup avaient considéré comme indigne d’être écouté même par des serviteurs fut entendu avec étonnement par les maîtres et les seigneurs de l’empire. Des rois et des grands hommes constituaient l’auditoire, des princes couronnés furent les prédicateurs, et le sermon fut la vérité royale de Dieu. « Depuis l’époque apostolique, déclare un écrivain, il n’y a jamais eu une aussi grande œuvre ni une plus magnifique confession de foi 25. » GE3 154.1

«Tout ce que les Luthériens ont dit est vrai ; nous ne pouvons le nier ”, déclara un évêque papiste. «Pouvez-vous réfuter par de bonnes raisons la confession faite par l’électeur et ses alliés?” demanda un autre au Docteur Eck. « Par les écrits des prophètes et des apôtres, non, répondit celui-ci ; mais par ceux des Pères de l’Église et des conciles, oui!» « Je comprends, répondit celui qui lui avait posé cette question. Les Luthériens, d’après vous, sont dans l’Écriture, et nous, en dehors ! 26 GE3 154.2

Quelques princes d’Allemagne furent gagnés à la foi réformée. L’empereur lui-même déclara que les articles protestants n’étaient que la vérité. Cette confession fut traduite en de nombreuses langues et diffusée dans toute l’Europe, et elle fut acceptée par des millions de personnes dans les générations suivantes comme expression de leur foi. GE3 154.3

Les fidèles serviteurs de Dieu ne travaillaient pas seuls. Tandis que « les principats, [...] les autorités, [...] les pouvoirs de ce monde de ténèbres, [...] les puissances spirituelles mauvaises qui sont dans les lieux célestes 27 » étaient ligués contre eux, le Seigneur n’abandonna pas son peuple. Si leurs yeux avaient pu être ouverts, ils auraient vu une preuve aussi manifeste de la présence et de l’aide divines que celle qui fut accordée à un ancien prophète : lorsque le ser-viteur d’Élisée montra à son maître l’armée ennemie qui les entourait, interdisant toute possibilité de fuite, le prophète pria ainsi: « Seigneur, ouvre ses yeux, je t’en prie, pour qu’il voie! [...] et il vit: la montagne était pleine de chevaux et de chars de feu 28 » : c’était l’armée des cieux postée là pour protéger l’homme de Dieu. C’est de la même manière que les anges gardèrent les ouvriers de la cause réformée. GE3 154.4

L’un des principes les plus fermement maintenus par Luther était qu’il ne fallait avoir aucun recours au pouvoir séculier pour soutenir la cause de la Réforme, et ne faire aucun appel aux armes pour la défendre. Il se réjouissait que des princes de l’empire aient pu confesser l’Évangile; mais lorsque ceux-ci proposèrent de s’unir pour former une ligue défensive, il déclara que « c’est Dieu seul qui doit défendre la doctrine de l’Évangile. [...] Moins les hommes se mêleront de cette œuvre, plus éclatante sera l’intervention de Dieu en faveur de celle-ci. Toutes les précautions politiques suggérées étaient, à son avis, attribuables à des craintes indignes et à un manque de confiance coupable 29. ” GE3 154.5

Lorsque de puissants ennemis s’unirent pour renverser la foi réformée et lorsque des milliers d’épées semblèrent sur le point d’être dégainées contre elle, Luther écrivit : « Satan manifeste sa fureur ; des pontifes impies conspirent ; et nous sommes menacés d’une guerre. Exhortez les gens du peuple à lutter vaillamment devant le trône du Seigneur, par la foi et par la prière, de sorte que nos ennemis, vaincus par l’Esprit de Dieu, soient contraints à la paix. Notre principal besoin, notre principal travail, c’est la prière ; que les gens du peuple sachent qu’ils sont maintenant exposés au tranchant de l’épée et à la fureur de Satan, et qu’ils prient 30 » GE3 155.1

Quelque temps plus tard, faisant allusion à la ligue projetée par les princes réformés, Luther écrivit de nouveau que la seule arme à employer dans ce combat devait être «l’épée de l’Esprit 31 ». Il écrivit à l’électeur de Saxe: «Nous ne pouvons, en conscience, approuver l’alliance proposée. Nous préférerions mourir dix fois que voir notre Évangile faire couler une seule goutte de sang. Notre rôle est d’être comme le “mouton qu’on mène à l’abattoir 32”. Il faut porter la croix du Christ. Que votre altesse soit sans crainte. Nous ferons plus par nos prières que tous nos ennemis par leurs prétentions. Seulement, que vos mains ne se souillent pas du sang de vos frères. Si l’empereur exige qu’on nous livre à ses tribunaux, nous sommes prêts à y comparaître. Vous ne pouvez défendre notre foi : chacun doit croire à ses risques et périls 33 » GE3 155.2

C’est du lieu secret de la prière que provint la puissance qui ébranla le monde par la Grande Réforme. C’est là que, avec un saint calme, les serviteurs du Seigneur plantèrent leurs pieds sur le rocher de ses promesses. Pendant les luttes à Augsbourg, Luther « ne passa pas un seul jour sans consacrer au moins trois heures à la prière, choisies parmi celles qui étaient les plus favorables à l’étude ». Dans le secret de sa chambre, on l’entendait répandre son âme devant Dieu en paroles « pleines d’adoration, de crainte et d’espérance, comme lorsqu’on parle à un ami. [...] “Je sais que tu es notre Père et notre Dieu, disait-il, et que tu disperseras ceux qui persécutent tes enfants ; car tu es toi-même en danger avec nous. Cette cause est la tienne, et c’est seulement parce que tu nous y as contraints que nous y avons mis la main. Défends-nous donc, ô Père 34” ! ” GE3 155.3

À Melanchthon, pliant sous le fardeau de l’angoisse et de la peur, il écrivit: « Grâce et paix par le Christ! Par le Christ, dis-je, et non par le monde. Amen! Je hais d’une haine excessive ces soucis extrêmes qui vous consument. Si la cause est injuste, abandonnez-la; si elle est juste, pourquoi ferions-nous mentir les promesses de celui qui nous ordonne de dormir sans crainte? [...] Le Christ ne fera pas défaut à l’œuvre de la justice et de la vérité. Il vit, il règne; quelle crainte pourrions-nous donc avoir 35?” GE3 155.4

Dieu entendit les cris de ses serviteurs. Il accorda aux princes et aux prédicateurs la grâce et le courage de maintenir la vérité « contre les pouvoirs de ce monde de ténèbres 36 ». Le Seigneur avait déclaré : « Je vais poser en Sion une pierre angulaire, choisie, précieuse, et celui qui croit en elle ne sera jamais pris de honte 37. » Les réformateurs protestants avaient construit sur le Christ, et « les portes du séjour des morts 38» ne purent prévaloir contre eux. GE3 156.1